La recherche des invariants

Ce qui nous a réuni est l’intuition qu’il y a des éléments semblables dans les conditions d’apparition de ce qui peut conduire à des épurations ou à des génocides. Si ces « causes communes » existent, il est donc possible de les repérer avant que les drames ne se produisent et il est donc envisageable de penser et de pratiquer la prévention.

En tant que sociologues, historiens, politologues, nous avons commencé ce travail de recherche scientifique des « invariants » dans le courant des années 90.

À cette époque, dans diverses universités, on assistait au passage des études des génocides au cas par cas (la Shoah, le Cambodge, etc. étudiés isolément) à des recherches transversales (*). Nous nous sommes inspirés de ces travaux ainsi que de ceux conduits par des spécialistes réunis au sein de la Campagne Internationale contre les Génocides, dont nous sommes membres.

La conclusion de ces recherches est claire : ces invariants existent bien, ils sont repérables dans les discours sociaux, c’est-à-dire dans les récits que les gens font les uns sur les autres dans une société donnée, la représentation qu’ils ont du passé, etc. Longtemps avant le passage à l’acte violent, il y a des mots, souvent les mêmes – « envahissement », « eux et nous », « nous sommes victimes », « le grand remplacement », etc.

Ils sont martelés avec une efficacité d’autant plus redoutable qu’ils s’adressent à des sociétés fragilisées par des crises socio-économiques qui ont conduit à des doutes identitaires partagés par des pans entiers de la population.

La fonction de ces rhétoriques est :

  • de fournir une identité de substitution au sein de laquelle se trouve l’idée de pureté identitaire – « nous sommes les vrais serbes », « nous sommes des Hutu et les Tutsi sont des étrangers », « Nous sommes les ivoiriens à 100% », « Nous les français de souche », etc .

  • de désigner le bouc émissaire présenté comme responsable de tous les maux de la société et qu’il faudra donc « chasser de sa terre ou chasser de la surface de la terre » (Hannah ARENDT).

 

Ces discours identitaires se mettent en place progressivement.

Les violences ne surviennent pas soudainement, elles sont précédées par une longue période de maturation où s’installe une idéologie et durant laquelle un récit et une puissante propagande sont développés.

Il ne s’agit pas de démons qui s’emparent soudainement d’une population.

Il est possible de déceler un risque d’ethnicisation d’une société pouvant conduire à un conflit identitaire. Et cela, longtemps avant que la violence n’enflamme une région ou un pays.

La recherche scientifique a montré que ces invariants existaient dans les situations qui ont conduit à des génocides et des épurations dans le passé.

QUELQUES INVARIANTS DANS LES DISCOURS SOCIAUX QUI PEUVENT CONDUIRE A DES MASSACRES DE MASSE ET A DES GENOCIDES

  • Exaltation d’une identité « pure » « Nous, les vrais croyants », « Nous les gens d’ici »
  • Négation de l’identité nationale d’un groupe social. « Ils ne sont pas d’ici »
  • Confusion entre origine et nationalité, « le virus des origines ».
    Essentialisme ; Certains disent que, par essence, on est différent des autres et donc qu’une nationalité ne peut s’acquérir.
  • Polarisation de la société, constitution de blocs identitaires : « eux et nous » dans les représentations sociales. Une longue liste d’avanies subies, d’humiliations endurées, d’injustices infligées au groupe va être dressée. Il peut s’agir de faits réels ou d’une falsification de l’histoire. Cette victimisation à outrance a une fonction mobilisatrice : elle appelle à laver l’humiliation, rétablir l’honneur bafoué, venger les torts subis.
  • Forte victimisation : marketing de la peur.
  • Présentation de l’Autre comme un élément à éradiquer. Métaphores médicales : tumeur, gangrène et animalisation : cancrelats, rats, serpents, vermines, …).
  • Présentation de l’image des femmes du groupe à éliminer comme étant des manipulatrices perverses.
  • Discours sur le rôle totalisant de l’Histoire, c’est à dire affirmation qu’il n’y a qu’un seul sens à l’histoire et destruction de la mémoire d’un vécu pacifique entre les groupes sociaux.
  • Apparition d’un négationnisme préventif, c’est à dire la destruction des traces des massacres en vue de les nier.
  • Exaltation du martyr.
  • Etc.

Le baromètre des risques de violences identitaires

Pour nous, la question suivante était alors : ces invariants sont-ils de bons prédicteurs d’un risque de violences identitaires dans des situations en émergence ? Avant d’investiguer une situation concrète, nous avons mis au point une méthodologie d’observation en deux phases :
  • Qualitative : des entretiens approfondis réalisés par des chercheurs fondés sur l’approche “récits de vie”.
  • Quantitative : un baromètre des risques de violences identitaires fondé sur des  enquêtes à partir de questionnaires dérivés des invariants et adaptés à une situation locale.
Ce baromètre présente un indice synthétique du risque positionné sur une échelle. À l’instar de l’échelle de Richter utilisée pour mesurer l’ampleur des tremblements de terre, notre échelle permet de connaître de façon scientifique l’état d’une société par rapport au risque de violences identitaires et permet dès lors d’agir en connaissance de cause.

Des modules de formations

DISPOSITIF THÉORIQUE DES FORMATIONS VERBATIMS

Sept modules de formation participative développent ce dispositif.

Ils sont illustrés par des dessins humoristiques.

Ce sont des participants à nos formations dans l’Est de la RDC (2009-2010) qui expriment le mieux l’utilité de ce module : « J’ai compris qu’il n’y a pas de critères objectifs pour définir l’ethnie et que notre identité se construit chaque jour ».

A partir d’un questionnement collectif, les participants sont amenés à constater que leurs appartenances identitaires (ethniques, tribales, etc.) sont des constructions sociales et ne sont ni naturelles ni immuables.

Le module se termine en affirmant que les ethnies existent mais qu’elles sont construites et qu’elles existent par le regard que l’on porte les uns sur les autres.

Cette thématique n’est quasi jamais abordée dans les formations post-conflits car considérée comme tabou. Notre expérience avec des milliers de personnes notamment dans l’Est de la RDC et en Côte d’Ivoire nous montre que loin de ne pas être un sujet tabou, le fait de l’aborder de front et en offrant une voie de sortie à l’enfermement des identités meurtrières suscite un engouement évident.

L’objectif est de créer une posture d’ouverture à l’égard de la question identitaire.

« Multiples dimensions de l’identité »

En s’appuyant sur l’acquis du module 1 (le sentiment d’appartenance est une construction sociale), nous abordons de façon plus générale les mécanismes de perception du monde et des autres : les représentations mentales et sociales.

Nous montrons qu’en permanence et selon un mécanisme spontané et inconscient:

  • nous classons ce que nous percevons – les gens, les objets, etc.
  • nous qualifions les éléments classés – ceci est une autorité / un corps habillé / un civil / un grand, etc.
  • enfin nous les évaluons – je me sens proche / éloigné de celui-ci, etc.
  • et cette opération détermine enfin notre comportement – je me rapproche, je me méfie, etc.

A travers divers exercices, les participants sont amenés à constater que c’est bien ainsi qu’ils perçoivent le monde.

Ensuite, ils constatent que dans une société donnée, ces mécanismes ont tendance à fonctionner de la même façon selon les groupes. Donc qu’il s’agit de mécanismes socialement construits.

Un exemple est approfondi, celui des préjugés.

Le lien avec le module 1 conduit à constater que si dans une société fortement ethnicisée (ou ethno-nationalisée) c’est-à-dire où les individus se perçoivent exclusivement à travers la mono-appartenance identitaire, s’ajoutent de puissants préjugés associés à chaque groupe identitaire, on peut redouter l’apparition de violences, c’est l’objet du module suivant.

« Dissonance cognitive Bété Modéré »

 

D’abord nous constatons que les conflits font partie de la vie en société. Divers mécanismes de résolution classique de conflits sont étudiés : l’arbitrage, le compromis, le dépassement, etc.

Ensuite, à partir de la description d’un simple conflit foncier, nous montrons que dans une société ethnicisée on passe rapidement d’un conflit local et entre deux personnes à un conflit identitaire et généralisé qui conduit à des violences de masse.

Dans ce contexte, les mécanismes classiques de résolution de conflits ne fonctionnent plus.

L’affrontement est direct. La Justice n’est même pas sollicitée pour résoudre et arbitrer. En amont, la question est dans le regard que portent les individus les uns sur les autres.

Les participants concluent que c’est bien d’abord à ce niveau qu’ils doivent chacun agir pour réduire les risques de conflits violents et permettre alors aux mécanismes classiques de gestion de conflits d’agir.

Ce module montre comment procède un conflit identitaire à partir du « bas » de la société. Le suivant partira du sommet de l’Etat.

« Conflit généralisé »

Il est montré que pour se différencier dans la lutte pour le pouvoir, des élites politiques peuvent choisir l’identitaire comme critère différenciant.

Elles vont alors développer une idéologie identitaire : victimisation, « eux » et « nous », confusion entre l’origine et la nationalité, etc.

Leur projet est d’instrumentaliser l’ethnicité à leur seul profit. Et ils vont utiliser de puissants médias pour que leur propagande pénètre et entre dans les représentations sociales. C’est souvent ainsi que se met en place une véritable politique de la haine.

Les étapes d’une spirale sont montrées.

Une réflexion collective est alors entreprise dans le groupe en formation pour savoir que faire à chaque moment de cette spirale. A partir du passage à l’acte violent et de l’apparition de milices ou d’escadrons de la mort, il y a consensus pour évaluer que la spirale ne peut plus être arrêtée que par des moyens militaires.

Les épurations commencent toujours par des mots, souvent les mêmes, quelle que soit l’endroit dans le monde ou la période.

Il faut donc repérer ces mots et agir dès qu’ils apparaissent car après, c’est trop tard et le conflit est quasi inévitable.

Découvrir ces mots fait partie de ce module.

« Polarisation de la société en blocs identitaires »

 

Après avoir montré la source la plus profonde des conflits identitaires et comment procèdent leurs mécanismes, pour aider à les conjurer, les trois modules suivants abordent l'aspect « bâtissons des identités ouvertes ».

Ce module précise d’abord certaines notions et les dépouille de leurs usages détournés.

La Nation : distinction entre la conception ethnique de la Nation et la conception contractuelle de la Nation.  

La Nationalité : il est affirmé que la nationalité est liée à l’existence d’un Etat qui la définit par la loi. Les lois de divers pays sont comparées. Il est montré que l’origine et la nationalité sont deux notions totalement différentes.

l’État : la définition d’un « État de droit ».

La citoyenneté : il est montré l’indispensable relation entre un Etat de droit et la citoyenneté républicaine.

Ensuite, un volet consacré à la question foncière amène les participants à s’interroger sur les manipulations politiques des questions foncières dans un contexte historique de migrations. Des conditions pour une résolution durable des conflits fonciers sont discutées avec les participants, exemples à l’appui dans divers pays

Ensuite un volet est consacré aux droits humains, il est constaté collectivement qu’il n’y a pas vraiment de déficit au niveau des lois mais bien dans leur application.

« Confusion entre origine et Nationalité »

La construction d’identités ouvertes conduit au niveau collectif à un désir de démocratie. Cette notion est abordée à partir du point de vue du Prix Nobel d’Economie indien Amartya Sen.

Sa thèse principale est :

« Sans vrais débats publics, le droit de vote est complètement vide.

Il faut que les citoyens débattent, échangent leurs opinions, discutent des principales questions qui les concernent.

Ce sont aux responsables publics, candidats, journalistes, etc. à faire la pédagogie pour organiser ces débats et faire en sorte que le plus grand nombre y participe ».

Outre l’existence d’un vrai débat de fond, la démocratie suppose un Etat de Droit.

Deux thèses parfois entendues sont démontées :

– « La démocratie, c’est un luxe de pays riches ». Amartya Sen dit « le seul rempart contre la misère est au contraire la démocratie car grâce à elle les peuples prennent leurs destins en mains et font des choix – avec l’aide d’experts – ».

– « La démocratie est un concept occidental qui s’adapte mal notamment aux traditions africaines ».

A partir de l’exemple du Botswana, il est montré que démocratie et développement économique et social peuvent aller de pair.

Enfin, il est examiné pourquoi en Afrique les élections sont encore souvent des comptages ethniques / identitaires. En remontant aux héritages des périodes pré-coloniales et coloniales, il est montré à travers l’histoire des 50 ans d’indépendance de plusieurs Etats africains, comment un cercle vicieux est encore à l’œuvre. A sa source il y a notamment la persistance d’une forte ethnicisation des sociétés souvent instrumentalisée par des élites politiques. Puis une forte fragmentation des sociétés comme réponse à des Etats qui ne protègent plus les individus.

Pour tenter d’en sortir, les étapes d’un cercle vertueux sont décrites et discutées collectivement dans ce module.

« Instrumentalisation des jeunes par les élites politiques »

Il est démontré que par rapport à un passé récent, les communautés se sont affaiblies, elles n’offrent  plus les repères d’avant. Elles sont fragmentées.

Les individus (en particulier les jeunes) sont de plus en plus vulnérables. C’est le terreau favorable au développement des IDÉOLOGIES qui défendent la pureté identitaire.

La comparaison entre les différentes formes que peut prendre cette idéologie à travers le monde permet de conclure qu’aucune religion, ni aucun état n’a le monopole de cette idéologie.

Une réflexion collective permet d’en découvrir  les effets désastreux et de dégager des moyens de les combattre, des raisons d’espérer.

« Affaiblissement de l’autorité des anciens »

 

« Affaiblissement de l’autorité de l’Etat »

 

« Infrastructures scolaires défaillantes »

 

« Certains sont favorisés »

 

« Les jeunes sont manipulés »

 

« Les jeunes sont manipulés »

La typologie des conflits identitaires

Les conflits identitaires peuvent être classés en catégories ou « Profils types » qui ont en commun :

  • la manière dont ils se développent,
  • es possibilités de les prévenir,
  • les possibilités de les désamorcer,
  • les tentatives de solutions à apporter.

Les récits entendus des interventions de notre réseau sur le terrain nous permettent d’identifier trois « types » de conflits identitaires. 

C’est la « Typologie ».

Les différents « types » de conflits peuvent prendre plusieurs formes.

TYPE 1 : CONFLITS DUS À UNE GÉNÉRALISATION « Tous les …sont …… »
  • Au départ d’un reproche à un individu, toute sa communauté est stigmatisée par la communauté « adverse »…
  • Une accusation d’office sans recherche de vérité : c’est la rumeur accusatrice contre le « bouc émissaire » : la communauté voisine.
  • Au départ d’une conception différente de la terre, un conflit se généralise :
    Une communauté dit : « C’est la terre de nos ancêtres, elle nous appartient, nous sommes chez nous ».

    L’autre communauté dit : « Depuis plusieurs générations nos familles ont mis en valeur cette terre, nous nous sentons chez nous ».

TYPE 2 : CONFLITS LIÉS À UNE CONCEPTION ETHNIQUE DE LA NATION
  • Le Corporatisme ethnique : professions réservées à une ethnie ou recrutement discriminatoire.
  • L’incitation au Vote ethnique : le candidat mobilise ses militants et ses électeurs par son origine, son ethnie plus qu’avec un programme concret sur les sujets qui intéressent la population « Votez-moi, je suis votre frère »
TYPE 3 : CONFLITS LIÉS À L’INTEGRISME RELIGIEUX
  • Apologie de la pureté religieuse, rejet des croyances des autres, etc
    À partir de croyances culturelles, religieuses, traditionnelles…toutes les autres croyances sont interdites, rejetées.  Le fanatisme et l’intolérance sont des comportements adoptés.
    L’apologie de la pureté exprimée par ces « entrepreneurs de la haine » conduit à l’exclusion de l’autre. « Nous les vrais croyants ».